Le militantisme comme miroir de soi, ou comment libérer la pleine puissance de l’action sociétale.
Sur recommandation de ma libraire, j’ai lu « Ce qu’il faut de nuit » de Laurent Petitmangin. Elle m’en a simplement dit ceci : « c’est l’histoire d’un père militant de gauche, dont l’un des deux fils va rejoindre un groupe militant FN. Le livre raconte comment ce père célibataire va gérer ça, et comment ça va affecter leur relation. » Peu de mots mais qui ont résonné fort dans mon corps, sans trop savoir pourquoi sur le moment. C’était ça que je devais lire.
Il m’a fallu 48 heures de digestion avant de commencer à percevoir l’intérêt du bouquin. A comprendre pourquoi ce pitch m’avait tant touché. Pendant la lecture, j’étais surtout déçu. Aujourd’hui je le recommande à tout le monde. Il ouvre une réflexion essentielle à mon sens, sur le lien entre militantisme radical et éducation. Il parle notamment de nos angles morts — ce qu’on ne veut pas voir de soi-même — et leur impact sur la construction d’un enfant.
Je vais tenter d’expliquer ça sans trop de spoil.
Ce que j’ai vu en première lecture, c’est un père un peu perdu mais qui adore ses fils. Ils partagent une passion pour le foot. Pour le sport en général. Les gamins sont sympas, serviables, soudés entre eux. C’était touchant pour moi de voir ces trois hommes se serrer les coudes. Le père est un militant PS à l’implication déclinante. Avant il passait son temps à coller des affiches dans les rues et à coller des pains aux partisans pas assez à gauche. Aujourd’hui il lui reste ses convictions : les gentils c’est nous, les méchants c’est eux. Ses deux fils ont été élevés dans cette croyance-là. Tellement ancrée qu’elle peut rester implicite. Même pas besoin d’en parler.
Quand il entend dire que son grand fils « Fus » a été vu avec un groupe de militants FN, sans grande surprise, il est hors de lui. Il gueule, il accuse, il condamne. « Ça ne change rien papa. Je suis toujours le même. » lui répond son fils calmement.
Puis la guerre froide commence. Mais une guerre unilatérale. Le père choisit d’ignorer le fils. Il le laisse vivre sous son toit, lui laisse faire « ses trucs de fachos », mais ne lui montre plus aucun signe de considération. Il n’échange plus qu’avec le cadet, qui se retrouve malgré lui en position d’entremetteur. Je vois le père se murer de plus en plus, face à un aîné qui continue pourtant de chercher le contact. Puis le livre se termine comme il se termine, sans que j’aie pu percevoir tellement d’évolution du côté du père.
En fermant le bouquin, j’étais agacé de ça. J’aime les personnages qui grandissent de leurs épreuves. Ici je restais sur ma faim, un peu comme dans un film de Ken Loach.
En fait le livre me demandait juste de faire ma part du boulot.
“Ce qu’il faut de nuit” me parle avant tout d’amour conditionnel.
L’amour conditionnel, c’est envoyer à l’enfant le signal qu’il ne sera aimé que s’il répond à certains critères. Pour « mériter » cet amour, il va s’efforcer de n’être que ce qu’on attend de lui, et rejeter tout le reste. Bonjour la pression. Et plus les critères sont radicaux, plus cette pression est forte.
Alors il va falloir la libérer. D’une manière ou d’une autre.
Une des stratégies possibles — et très inconsciente — pour l’enfant est de créer dans l’ombre de son identité d’enfant sage une autre identité d’enfant turbulent. Une part « rebelle », qui a juste envie de faire tout l’inverse de ce qu’on lui dit de faire. Pas forcément parce que c’est juste pour lui. Mais parce qu’il a besoin de dire non.
Je crois que c’est en partie ce qui se joue dans le livre. Je crois qu’au sein même de la posture militante du père est contenu la promesse d’un amour conditionnel. Son radicalisme montre au quotidien à son fils ce qui est valorisé et surtout ce qui est formellement interdit. Ce qu’il a le droit d’être et surtout de ne pas être.
Fus, sous la pression, construit son identité dans ce sens. L’enfant tolérant, jamais en colère, responsable quand le père n’est pas là, passionné de foot, gentil avec son petit frère… Alors que dans l’ombre se trame autre chose. Des parts de lui qui ont besoin de s’exprimer. Et le besoin de dire non, de se rebeller, de s’émanciper.
Une affaire d’émancipation. C’est peut-être simplement de ça dont il est question pour Fus. Un processus naturel, nécessaire et d’une brutalité à la hauteur de la radicalité du parent. Le problème, c’est que le père prend ça pour lui. Comme un affront personnel. « Je ne peux pas avoir un fils facho ! Que vont dire les gens ? »
Ce qui permet d’ouvrir un second tiroir : qu’est-ce qui rend la situation si intolérable pour le père ?
(c) Marra Sherrier
“Cessons de dire à nos enfants quoi faire, parce qu’en définitive ils se chargent de nous copier.” Franck Lopvet
J’adore cette citation. Pour moi elle résume parfaitement ce qui est à l’oeuvre ici : une belle injonction paradoxale.
Certes ce père de famille choisit de défendre des valeurs de tolérance, d’accueil, de solidarité, mais comment le fait-il ? En rejetant avec violence tous ceux qui, à ses yeux, incarnent autre chose. Tant qu’il est dans cette posture, quel message envoie-t-il réellement ?
Diffuse-t-on la tolérance en rejetant tout ce qui ne l’est pas ? Instaure-t-on la paix en faisant la guerre ? Encourage-t-on son enfant à parler calmement avec des « ARRÊTE DE CRIER !!! » ?
C’est ce que j’appelle une injonction paradoxale. Dire à quelqu’un quoi faire et dans le même mouvement, incarner l’exact opposé.
Le hic c’est que les enfants s’inspirent des actes, pas des paroles. Quand il est dans son radicalisme, ce père incarne en fait précisément le « fascisme » contre lequel il lutte. C’est ce que son grand fils, en bon miroir qu’il est, lui renvoie en pleine tête. Ce côté de lui-même qu’il déteste au point de l’enfouir, et contre lequel il lutte — à l’extérieur de lui — à grands renforts de bien pensance et de collage d’affiches.
Mais l’identité de Fus ne trompe pas. Parce que l’enfant se construit en reflet de ce que les parents ne voient pas d’eux-mêmes, et de leur relation.
D’où l’idée de « miroir ». Un miroir qui montre au père son angle mort, s’il a le courage de bien regarder. Reste ensuite à l’accepter, à l’intégrer, pour éviter que ça prenne le pouvoir sur lui et sur ses enfants.
« Ce qu’il faut de nuit » nous rappelle enfin que le militantisme, s’il est incarné sans conscience, revient à vouloir changer à l’extérieur ce que l’on ne veut pas voir de soi-même. Dit autrement, pour savoir qui je suis au fond, regarde à quel endroit je milite. En particulier si je le fais dans un esprit de lutte et de violence. En particulier si j’ai l’impression de sauver le monde par mon action.
Je crois qu’on veut toujours sauver le monde de ce dont on a le plus besoin d’être sauvé soi-même.
Je connais bien le sujet. Pendant des années je me suis jeté corps et âme dans une lutte contre les hiérarchies pyramidales, au point de me sur-spécialiser dans les modes de gouvernance collaborative. Je cherchais la liberté à l’extérieur de moi. Dans le cadre, dans les processus, dans les autres. Et je partais du principe que tout le monde voulait la même liberté. Que c’était ça le « bien », au point de faire pression — sans même m’en rendre compte — sur certaines équipes que j’accompagnais.
« Je vous ordonne d’être libres. » C’était mon injonction paradoxale.
Jusqu’à ce que je comprenne que c’était moi qui avais un souci avec le pouvoir. Que l’autre n’a de pouvoir sur nous que celui qu’on lui laisse. Et que je devais en fait chercher ma liberté à l’intérieur. Que je suis le seul responsable de mes besoins, de mes limites, et de la manière dont je les pose.
Ma colère s’est apaisée à ce moment-là. Mon militantisme a changé. Parce que l’angle mort était passé dans mon champ de vision et que j’ai eu le courage d’en réclamer la responsabilité.
“Soit je cherche à être quelqu’un de bien. Soit je cherche à être moi.” Franck Lopvet (again)
Je crois que Laurent Petitmangin fait vivre à son personnage l’épreuve dans laquelle il peut trouver le même apaisement. Dans son cas, il s’agit d’avoir un fils « facho » et d’apprendre à l’aimer malgré tout. S’il y arrive un jour, c’est qu’il aura appris à reconnaître la partie fasciste en lui et à l’aimer aussi.
Seulement alors, il pourra la regarder se transformer et s’en libérer.
C’est une chose de vouloir transmettre des valeurs à ses enfants. C’en est une autre de les leur imposer. Et s’il y a ce besoin d’imposer, qu’est-ce que ça dit de soi ? C’est pour moi la question au centre de « Ce qu’il faut de nuit ».
Au début ce titre ne m’évoquait pas grand chose. Aujourd’hui il me parle de la part d’ombre. Il m’en parle non pas comme une force malfaisante, dont il faut avoir peur. Mais plutôt comme un élément essentiel à la lumière. A l’expansion de soi. Et à la vie.
Il me parle de ce qu’il faut d’ombre chez un père pour offrir à un fils l’espace de se trouver et de s’émanciper. De ce qu’il faut d’ombre chez un fils pour mettre son père face à lui-même. De deux parts d’ombre qui se rencontrent et qui contiennent à elles deux la possibilité du meilleur comme du pire.
Celle de réclamer la responsabilité de ce qui est à soi, et d’apprendre à l’accueillir pour mieux aimer. S’aimer soi. Aimer l’autre.
Celle de la rejeter en bloc sur l’autre et de tomber dans un gouffre donc on risque de ne jamais sortir.
Donc oui je recommande ce livre. Pour toutes ces raisons, et toutes celles que je n’évoque pas (liées notamment à la manière dont l’histoire se termine). Je sais faire du spoil, mais je sais aussi faire du teasing. Bonne lecture.
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